Une contre-histoire du numérique : entretien avec Charleyne Biondi

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Des contenus viraux de Tik Tok aux IA créatrices de contenu comme Midjourney ou ChatGPT, l’innovation technologique s’est invitée dans tous nos espaces de vie. Que son usage soit d’ordre professionnel, utilitaire, récréatif, ludique… le numérique est partout, il constitue l’un des éléments les plus structurants de notre réalité sociale. A l’occasion de la sortie de son essai Dé-coder, paru aux éditions Bouquins, nous recevons Charleyne Biondi, qui cherche dans cet ouvrage à comprendre comment l’omniprésence du numérique transforme notre façon de voir et d’être au monde.

Pouvez-vous présenter votre ouvrage ? Pourquoi proposer une contre histoire du numérique ?

Le titre “Dé-coder” n’est pas une invitation à abandonner le code informatique, mais à revisiter nos idées reçues à son sujet. Notre compréhension des enjeux technologiques est structurée par des grands récits, et ceux-ci entretiennent des croyances puissantes, aussi bien techno-utopiques que techno-critiques. De la crainte que nos données nous transformant en sujet de nouveaux  régimes de surveillance et de contrôle, à la rhétorique néo-libérale qui promeut l’innovation entrepreneuriale comme solution à tous les problèmes du monde, la technologie est systématiquement “politisée”, et je dirais même “moralisée”. On l’aborde uniquement dans la mesure où elle sert d’instrument au pouvoir d’un Etat ou d’une industrie.

Elle sert de témoin pour dénoncer les abus ou les mérites des uns ou des autres. Or, il me semble qu’on ne devrait pas réduire le numérique, qui constitue l’un des éléments les plus structurants de notre réalité sociale, à un simple véhicule. Car en adoptant ce genre de schéma de pensée, on s’aveugle à la portée véritablement transformatrice de la technologie. 

La radicalité de mon propos, c’est d’avoir arraché le numérique à ceux qui l’instrumentalisent pour comprendre ce que la technologie produit en elle-même et pour elle-même. J’ai donc décortiqué tous ces narratifs et les idées reçues qu’ils nous transmettent. C’est ça que j’ai appelé une «contre-histoire du numérique» : un décodage des histoires qu’on se raconte à son sujet.

Pragmatisme, scepticisme…face à la technologie, vous évoquez une nouvelle voie, techno-poétique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Loin des scandales de l’actualité tech, je cherche à comprendre comment l’omniprésence du numérique transforme notre façon de voir et d’être au monde. Mon objet est de l’ordre de l’invisible : je veux montrer ce qui se transforme en silence, dans la psyché individuelle et collective.

C’est précisément ce que fait la poésie : elle donne à voir une réalité qu’on n’aurait pas pu saisir autrement, elle fait remonter à la conscience des images nouvelles, qui éclairent tout à coup nos intuitions les plus incertaines. C’est la magie des correspondances de Baudelaire : les associations inattendues du poète viennent révéler les vérités  cachées du monde… De la poésie, j’ai donc retenu l’ambition : j’ai voulu aller « gratter la surface des choses », pour decouvrir le « sens » profond de la transformation numérique. Pour montrer comment elle fait émerger un nouvel imaginaire

A quel public se destine cet ouvrage ? Utilisateurs avertis, nouvelles générations, néophytes de la technologie ?

Mon livre ne nécessite pas de familiarité particulière avec la technologie. Il s’adresse aussi bien à la Gen Z ultra connectée qu’à la grand-mère qui a du mal avec son iPhone. On me dit d’ailleurs souvent qu’il est très accessible. J’ai essayé de présenter ce sujet exigeant comme un récit engageant, qui apporte des éléments de réponses à ceux qui s’interrogent sur le fonctionnement du monde contemporain. 

Une société numérique éthique nécessite avant tout une connaissance, une maîtrise culturelle de ces objets technologiques

Est-ce qu’il n’y a pas un flagrant manque de recul général sur le fonctionnement des applications et leur usage de nos données ?

L’ADN a publié récemment un article sur le fait que beaucoup d’utilisateurs de Tik Tok pensent que l’application a la capacité de prédire leur avenir, ou en tous cas d’agir comme un jeu de tarot. L’auteur de science-fiction Arthur C. Clarke avait prédit en 1962 qu’une technologie « suffisamment avancée deviendrait indistinguable de la magie ». On y est. Ces utilisateurs ne comprennent manifestement pas que la capacité divinatoire de TikTok résulte tout simplement de ses algorithmes prédictifs abondamment abreuvés en méga-données.

C’est pour éviter ce genre de mythologisation absurde qu’il est indispensable de développer une culture numérique qui soit à la hauteur de la dispersion et de l’omniprésence des technologies dans la société. L’idée n’est pas nouvelle. Simondon constatait déjà dans les années 50 que l’incapacité de la « culture » à s’approprier l’objet technique conduisait à son « appauvrissement ». Il préconisait de mettre l’objet technique sur le même plan que l’œuvre d’art pour redonner à la « culture » sa qualité émancipatrice, pour qu’elle permette aux individus de libérer leurs consciences des structures invisibles de domination. Le propos de Simondon n’a pas perdu une ride aujourd’hui : une société numérique éthique nécessite avant tout une connaissance, une maîtrise culturelle de ces objets technologiques. Et cela ne peut pas se limiter à l’apprentissage du code.  

Comment garantir qu’une société numérique puisse demeurer libérale et démocratique quand un État peut instrumentaliser les nouvelles technologies à des fins de surveillance et de contrôle ? 

Ce qui m’embête avec cette question, c’est qu’on en a fait une fin en soi. L’idée que la démocratie serait fondamentalement menacée par différents usages des nouvelles technologies est une sorte d’épouvantail qu’on agite à tort et à travers, et qui empêche de s’approprier la vraie question des enjeux politiques du numérique.

Evidemment, la collecte des données (par les Etats et par l’industrie) est une question essentielle et problématique, mais elle n’en demeure pas moins une question « tactique ». Plus personne aujourd’hui ne remet en question le fait que la « sphère technologique » représente un enjeu politique : les données (et surtout, la capacité de les traiter) sont un nouveau moyen d’influencer, de gouverner les populations. Il est donc important que ça ne déraille pas, et c’est pour cela qu’il doit y avoir un arbitrage, un ajustement entre les parlements et les services de renseignement, entre les régulateurs et l’industrie, entre les Etats eux-mêmes, dont les luttes d’influence se déploient aujourd’hui sur ces nouveaux espaces numériques. Néanmoins, ces nouveaux enjeux tactiques ne remettent pas en cause le fonctionnement de la démocratie libérale, conçue précisément pour réguler les tensions permanentes émanant d’intérêts contradictoires.

L’enjeu politique fondamental de la transformation numérique ne se limite pas à une question de régulation. Il se situe à un autre niveau, bien plus profond et bien plus essentiel : il relève d’une rupture dans l’imaginaire collectif, et de ce que cela peut produire pour la légitimité des institutions qui nous gouvernent.

Le débat public et politique, en France et en Europe, est-il à la hauteur des enjeux?

Il y a deux façons de voir la chose. D’un point de vue strictement pragmatique : pour que la sphère technologique soit compétente et ses acteurs souverains, il faut une politique économique à la hauteur. Aujourd’hui, il n’est pas certain que la politique économique française ou européenne soit à la hauteur de ses ambitions. Comparez les budgets européens à ceux des Etats-Unis ou de la Chine : on n’est pas du tout sur la même échelle.

Mais on peut aussi entendre la question d’un point de vue moins pragmatique. Réfléchir, non pas à la qualité des politiques économiques et des mesures de souveraineté numérique, mais à l’effet profond de la transformation numérique sur la légitimité, la validité de nos institutions politiques. C’est de ce point de vue-là que j’aborde la question dans Dé-coder.

En quelque sorte, il faudrait reformuler la question. Il ne s’agit pas tant de savoir si les politiques publiques sont à la hauteur des effets disruptifs de l’industrie numérique, mais si nos institutions sont encore valides à l’âge où toutes les pratiques sociales ont été transformées par la technologie. Dans quelle mesure l’accélération du progrès technologique a-t-il rendu les grandes idées libérales et les institutions politiques qui y correspondent anachroniques Marshall McLuhan écrivait dans les années 70 que le numérique allait provoquer un « bouleversement cataclysmique » dans notre « horizon de sens » : il prédisait que nos outils technologiques allaient créer un décalage insurmontable entre nos pratiques quotidiennes et les mots, le langage hérité du passé qui serait alors devenu inapte à nous informer sur notre nouvelle réalité. 

Est-ce que la blockchain est vraiment un outil de décentralisation ?

La blockchain, qui est née avec Bitcoin, s’est accompagnée d’un récit hyper puissant sur la décentralisation, dont on a parfois eu du mal à comprendre que ce n’était qu’un récit. Bitcoin est apparu comme une innovation révolutionnaire parce qu’il a fait émerger un nouveau système de paiement parfaitement désintermédié grâce à la décentralisation des nœuds de validation des transactions, en se passant de tout tiers de confiance. En théorie, la blockchain permet bien une nouvelle forme de décentralisation. En pratique cependant, la décentralisation permise par la blockchain est toute relative.

Une petite minorité de nœuds valident une majorité de blocks sur le réseau Bitcoin; de même, une minorité de participants possèdent une immense majorité de droits de vote des plateformes de finance décentralisée; quant à l’adoption des crypto-monnaies, elle a conduit à un considérable transfert de capital aux mains d’une nouvelle crypto-élite, davantage qu’elle n’a participé à l’inclusion financière des exclus du système bancaire… Tout cela fait qu’il faut prendre l’argument de la décentralisation promise par la blockchain avec quelques pincettes.

Dans mon livre, j’aborde à ce sujet la question du métavers-blockchain, que beaucoup présentent comme la porte d’entrée vers le Web3. Dans le cas des métavers-blockchain, le phénomène de tokénization conduit très clairement à une hyper-marchandisation du cyberespace. On voit se dessiner des univers virtuels où tout est à vendre, où tout devient potentiellement un « actif » marchand – de la parcelle de terrain virtuel aux vêtements portés par un avatar. Si c’est vers ce genre d’espace hyper-marchand, ultra-capitaliste que nous mène le Web3, alors en dépit de son militantisme anti-GAFAM, il pourrait s’avérer bien plus excluant que le Web2 ne l’a jamais été… A ce stade, ces discussions relèvent plus ou moins de la spéculation, mais doivent néanmoins conduire à interroger la rhétorique pseudo-émancipatrice de la blockchain.

Enfin, l’aspect moins glamour mais sans doute bien plus important de la blockchain, c’est ce qu’elle représente pour la transformation numérique du secteur financier. J’aime bien résumer cette idée en disant que la blockchain pourrait être aux banques ce que les réseaux sociaux ont été pour le commerce et le marketing. C’est une technologie qui permettra aux institutions financières de faire les choses plus efficacement, sans pour autant remettre en cause le système bancaire, contrairement à ce qu’annonçait Satoshi Nakamoto, le fondateur de Bitcoin…

Vous écrivez que le sens du numérique doit être cherché au travers des usages que nous en faisons, mais est-ce encore possible à l’ère du nudge, des algorithmes et des bulles de filtre ? 

Aurions-nous perdu toute capacité cognitive à force d’être nudgés par nos gadgets ? Voilà un autre discours-épouvantail qui consiste à annoncer « la fin du libre-arbitre » à l’ère des manipulations algorithmiques. A mon sens, ce genre d’argument est trop « unilatéral » pour être convaincant. Il peut même s’avérer contre-productif pour la théorie critique de la technologie. Le numérique ne cesse d’illustrer son immense versatilité. En même temps qu’il contraint les choix des utilisateurs et prédit les désirs des tik-tokers, il sert l’insurrection des femmes iraniennes, donne une voix aux minorités opprimées, invente une nouvelle forme de lutte sociale à base d’#activisme. Et c’est précisément pour surmonter ces apparentes « contradictions », cette insaisissable versatilité des usages technologiques, que je propose d’aborder le numérique différemment.

Au travers de l’histoire de ses usages, je montre que le numérique suit une logique de traduction / représentation du monde en données. Partant, je cherche à déterminer les critères à partir desquels le numérique construit sa carte, sa représentation virtuelle du monde. Ces crièteres premiers, ces a-priori qui infusent la technologie numérique et son fonctionnement, voilà où il faut aller chercher le sens de la transformation numérique.

Selon Esko Kilpi, la nouvelle ère du travail demande des compétences HEAT (Humanities Engineering Art Technology). Qu’en pensez-vous ?

Je ne connaissais pas Esko Kilpi, mais je suis assez d’accord. Pour rebondir sur cette idée, une étude publiée par la Harvard Business Review disait “Digital transformation is not about technology”, et montrait que les transformations numériques ratées s’expliquent par l’incapacité des dirigeants à adopter le « mindset » , l’état d’esprit de la Silicon Valley. En d’autres termes, l’étude de HBS expliquait que le numérique n’est pas une baguette magique. Les nouvelles technologies ne peuvent améliorer les choses que si l’entreprise s’est réorganisée en amont pour les accueillir : aplanir les process, déverrouiller les hiérarchies, repenser les façons de faire… Comme le suggère Esko Kilpi, la technologie n’est jamais « seule » : elle vient accompagnée, elle est juste l’un des moteurs, l’un des aspects d’une transformation culturelle beaucoup plus large.

La conclusion de votre livre est un clin d’œil à votre grand-mère, qui voyait l’ordinateur comme “Il diavolo”). Est-ce une conclusion réaliste, pessimiste ?

Cette anecdote date de 1997 et décrit l’arrivée du premier ordinateur dans la maison familiale. L’analogie du diable m’a toujours fait sourire. Elle a le sens d’une mise en garde, celle d’une grand-mère italienne superstitieuse. Comment ne pas se méfier, d’instinct, de cet objet incongru qui a immédiatement exercé une telle emprise sur ses petits-enfants? La Nonna n’aimait pas nous voir ainsi fascinés. Le diable, dans la mythologie chrétienne, c’est le tentateur, tellement séduisant qu’il fait perdre le sens du jugement. C’est ça qu’elle craignait.

Le numérique n’a jamais été aussi présent dans nos vies, pourtant il n’y a pas d’émergence d’une vraie culture numérique. Comment l’expliquer ?

C’est un des paradoxes abordés dans le livre. Depuis les années 80, nous avons vécu au moins trois moments de transformations numériques, avec des pratiques et des effets différents. Cette rapidité inédite nous prive du temps nécessaire au développement d’une pensée critique. Plus fondamentalement, le numérique est difficile à penser car il est systématiquement instrumentalisé, idéologisé. Il faut faire l’effort de s’extraire des histoires qu’on nous raconte à son sujet, et c’est tout l’objet, et j’espère, tout l’intérêt, de « Dé-coder ». 

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