Le paradoxe de l’analyse sportive : comment l’observation peut altérer la performance

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Nous sommes en janvier, une période de l’année où le froid saisit la ville, et où les gens, emmitouflés dans leurs résolutions du nouvel an, cherchent un nouveau départ. Je remonte la rue qui porte le nom de Tesson dans le dixième arrondissement de Paris, puis la plaque blanche et bleue me fait penser à cet auteur éponyme qui a un jour écrit, “Le froid avait lâché ses cheveux dans le vent”. La coïncidence résonne longuement. Je continue ma route et me dirige vers les quais du canal Saint-Martin. Je constate que malgré le trichobézoard collectif, les gens se portent bien puisque de nombreuses foulées se succèdent. Plus que d’habitude. Qu’est-ce qui pousse tous ces gens à courir dans ce froid, les résolutions, le plaisir, la vanité ?

La vanité, j’y viens. Sur les réseaux sociaux je vois beaucoup de personnes poster leur rétro Strava. Puis, j’en viens à me demander s’il y aurait autant d’athlètes dans les rues s’il n’y avait pas de réseaux sociaux. Imaginez seulement… pourquoi m’infliger un run, un matin de janvier, si personne ne finit par le savoir ? (Je me fais l’avocat du diable, évidemment).

Dans La Phénoménologie de l’Esprit, notamment dans la section sur la « dialectique du maître et de l’esclave”, Hegel explore comment la conscience de soi émerge à travers un processus de reconnaissance mutuelle. On apprend alors que nous sommes le regard de l’autre.  Notre compréhension de nous-mêmes est profondément liée à la façon dont nous sommes reconnus ou perçus par les autres. Cette interaction avec autrui est cruciale pour la formation de notre identité et de notre conscience de soi. Et à l’ère des réseaux sociaux, comment exister dans un monde ultra-connecté ? Faut-il à tout prix vouloir étaler ses accomplissements ?

J’ai le sentiment que ce questionnement suggère que la simple conscience d’être observé peut modifier le comportement d’un individu. Dit autrement,  il y a une interaction entre l’observateur et la personne observée et cette interaction affecte la réalité de “l’objet” observé. C’est une spécificité qu’on retrouve aussi en physique quantique notamment avec l’interprétation de Copenhague. 

L’interprétation de Copenhague

L’interprétation de Copenhague*, dans sa définition la plus générale et en dehors de son contexte spécifique en physique quantique, se réfère à l’idée que le simple fait d’observer ou de mesurer un phénomène peut le changer ou influencer son comportement.

Dans le sport, cela pourrait signifier que la performance d’un athlète est affectée par la conscience d’être observé ou évalué. Lorsqu’on étend cette idée à des contextes non quantiques, comme les sciences sociales, la psychologie ou même le sport, elle suggère que la simple présence d’un observateur peut influencer le comportement d’un individu ou le résultat d’un événement. Cela est en accord avec des phénomènes comme l’effet observateur en sciences sociales, où le fait de savoir qu’être observé peut modifier le comportement d’une personne.

Tant en physique quantique qu’en philosophie hégélienne, il est suggéré que la réalité n’est pas entièrement objective et préexistante, mais qu’elle est en partie construite ou révélée à travers l’interaction. Dans le cas de la physique quantique, c’est l’acte d’observation qui « détermine » certains aspects de la réalité physique. Chez Hegel, c’est la reconnaissance par autrui qui aide à former l’identité et la conscience de soi.

*Cette application est métaphorique et ne reflète pas la complexité et les spécificités de l’interprétation de Copenhague en physique quantique. Mais en tant que métaphore, elle fournit un cadre utile pour réfléchir à l’impact de l’observation sur divers phénomènes.

La fixation de la réalité sportive

Dans le domaine du sport, cette interaction prend une dimension tangible. Le coureur matinal, ses muscles se contractant sous l’effort, ne se contente pas de fouler le pavé pour sa propre satisfaction. La présence d’un public, réel ou virtuel, amplifie sa performance, lui confère un sens nouveau. Les athlètes, comme les particules quantiques, ne sont pas isolés de leur environnement d’observation – que celui-ci soit composé de spectateurs en chair et en os ou d’abonnés sur les réseaux sociaux. Chaque pas, chaque sprint, chaque victoire est potentiellement observé, mesuré, et donc, selon l’interprétation de Copenhague, déterminé par cette observation.

L’effort sportif, tout comme la particule quantique, se trouve ainsi dans un état de superposition – l’effort est à la fois personnel et performé, jusqu’à ce que le regard de l’autre vienne fixer sa réalité. La conscience qu’a l’athlète d’être observé peut donc modifier son comportement. Il pourrait s’efforcer davantage, chercher à améliorer sa technique, ou même changer son style pour correspondre à ce qu’il pense que les autres attendent de lui. Cela indique que la réalité de l’effort sportif n’est pas fixe ; elle est dynamique et peut être influencée par le simple fait d’être observé. C’est ce que je vais appeler ici, la « fixation de la réalité sportive”. 

Études de cas dans le sport

Imaginez une équipe de football où chaque joueur est conscient d’être constamment observé. Si des capteurs sont utilisés et que l’entraîneur ou le sélectionneur recueille des données tout au long du match, cela peut influencer la motivation du joueur. Il pourrait privilégier ses statistiques personnelles au détriment de décisions stratégiques bénéfiques pour l’équipe.

Un joueur pourrait penser : « Si je marque ce soir, je deviendrai le meilleur buteur du championnat. Je devrais donc tenter ma chance en tirant ce coup franc« . Or, ce joueur le sait, son collègue tire mieux les coups francs que lui.  Autre exemple : « Si je couvre une grande distance ce soir, je serai perçu comme le joueur le plus endurant du championnat« . Dès lors, ce joueur courra peut être dans des moments où ce ne sera pas nécessaire afin de flatter ses stats et son égo. Ces exemples démontrent comment la mesure des performances peut être faussée si l’on ne considère pas l’aspect psychologique du sportif.

Mon expérience en tant qu’ancien athlète de haut niveau

Quand j’étais à l’INSEP, sachant que mes performances étaient sous surveillance,  je pouvais modifier mon attitude sur la piste pour “gratter” quelques secondes de récupération entre les séries. Les résultats de la première séance spécifique de l’année conditionnent énormément la suite de la saison d’un point de vue confiance en soi. Cela influence donc l’état d’esprit pour la suite. Ainsi, je me sentais obligé de mettre toutes les chances de mon côté, quitte à compromettre la qualité de ma séance en essayant de gratter quelques mètres sur la ligne de départ ou en gagnant une ou deux secondes sur les temps de récupération. 

J’ai aussi le souvenir d’avoir perdu beaucoup d’énergie lors de footings supposés être “cool”, car je voulais avoir une bonne moyenne sur mon GPS. Et je peux vous assurer que sans cette mesure, je ne me serai pas amusé à faire ma récupération à 16 voire 17 km/h, alors que j’aurais dû me maintenir entre 12 et 13 km/h.

Toujours un oeil sur le chrono ?

Mesurer des athlètes  : vecteur de catalysation ou d’inhibition ? 

L’application de l’idée derrière l’interprétation de Copenhague au sport, bien qu’analogique et non littérale, peut être envisagée sous l’angle de la catalysation, ou de l’inhibition, des performances sportives.

Lorsqu’un athlète sait qu’il est observé, cela peut agir comme un catalyseur, améliorant sa performance. Cette amélioration peut provenir d’une motivation accrue, du désir de se surpasser, ou de la pression positive de l’audience ou du public. Par exemple, des athlètes peuvent courir plus vite, soulever plus de poids, ou se concentrer davantage lorsqu’ils sont sous le regard du public ou de leurs entraîneurs. À l’inverse, la conscience d’être observé peut aussi inhiber la performance. Cela peut se manifester par une augmentation de l’anxiété, de la peur de l’échec, ou par la pression de répondre aux attentes. Dans de tels cas, un athlète pourrait sous-performer en raison du stress, de la nervosité, ou d’une trop grande conscience de soi.

L’effet exact – catalysation ou inhibition – dépendra de nombreux facteurs, y compris la personnalité de l’athlète, son expérience, la nature de l’événement sportif, les attentes placées sur lui, et le contexte de l’observation (par exemple, compétition ou entraînement, présence d’une foule importante ou non, etc.). En résumé, tout comme l’interprétation de Copenhague en physique quantique suggère que l’observation influence l’état d’un système, dans le sport, la conscience d’être observé peut influencer de manière significative la performance, soit en l’améliorant, soit en la diminuant, en fonction de divers facteurs psychologiques et situationnels.

Dès lors une question se pose, comment faire pour collecter de la data qualitative sur les athlètes, s’il faut inévitablement faire face à l’influence de la mesure sur le résultat ? 

6 pistes pour réduire l’influence de la mesure sur le résultat 

Pour atténuer l’influence de la mesure sur le résultat et ainsi obtenir des données moins biaisées, je crois qu’il est crucial de sensibiliser et d’éduquer les athlètes sur la manière dont la surveillance peut affecter leurs performances. En mettant l’accent sur l’importance de se concentrer sur leur propre progression et compétences plutôt que sur les résultats mesurés, les athlètes peuvent apprendre à minimiser la pression de « performer » pour les données.

Une autre stratégie consiste à utiliser des méthodes de surveillance moins intrusives. Si les athlètes sont moins conscients de la collecte des données, ils sont moins susceptibles de modifier leur comportement. Cela peut impliquer l’utilisation de technologies de suivi plus discrètes ou même la collecte anonyme de données.

En outre, analyser les performances sur le long terme plutôt que de se focaliser sur des sessions individuelles peut fournir une perspective plus fidèle des véritables capacités d’un athlète. Cela permet de lisser les variations de performance qui pourraient être attribuées à la surveillance et de mieux comprendre les tendances de fond.

Créer un environnement de confiance est également essentiel. Dans un cadre où les athlètes se sentent soutenus et valorisés, ils sont moins enclins à ressentir le besoin de modifier leur comportement pour impressionner. Ils peuvent ainsi se concentrer davantage sur leur propre performance et progression.

Il est aussi important d’utiliser les données de manière contextuelle, en reconnaissant leurs limites. Les entraîneurs et les analystes doivent comprendre que les performances observées dans un environnement surveillé peuvent ne pas refléter avec précision les capacités réelles de l’athlète. Ils devraient donc combiner l’analyse des données avec des observations qualitatives et des retours des athlètes eux-mêmes.

Enfin, adopter une évaluation multidimensionnelle qui ne se concentre pas uniquement sur les aspects quantitatifs mais inclut également l’évaluation des aspects psychologiques, techniques et tactiques est bénéfique. Cette approche holistique offre une compréhension plus complète des performances des athlètes.

En somme, pour réduire les biais liés à la mesure et à l’observation liés aux performances des athlètes, une combinaison de sensibilisation, de mesure discrète, d’analyse à long terme, de création d’un environnement de confiance, d’utilisation contextuelle des données et d’une évaluation multidimensionnelle est nécessaire. Ces stratégies ensemble aideront à obtenir des données plus authentiques, reflétant de manière plus fidèle les véritables capacités et performances des athlètes.

Conclusion 

La transposition de l’interprétation de Copenhague dans le sport met en lumière l’impact significatif de la surveillance et de l’observation sur les performances des athlètes. Cette influence peut se manifester tant sur le plan psychologique que physiologique, entraînant des réactions variées allant de l’amélioration de la performance sous pression à l’anxiété et à la diminution des performances.

Dans ce contexte, un aspect crucial à considérer est la collecte de données sur les athlètes. Alors que les technologies avancées et les méthodes de suivi permettent une analyse détaillée des performances, elles introduisent également un biais potentiel : les athlètes peuvent modifier inconsciemment leur comportement en réponse à la surveillance, faussant ainsi les données collectées. Cette réalité pose la question de la fiabilité des données dans le domaine sportif et interpelle sur la nécessité de trouver des moyens pour limiter ce biais.


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