USI 2023 : l’entreprise à l’épreuve des limites du monde

Temps de lecture : 13 minutes

Lundi 27 juin, pour la première fois j’assistais à l’USI, événement annuel organisé par Octo, pour les décideurs (et décideuses) éclairé·es. Le thème cette année était « L’entreprise à l’épreuve des limites du monde ». Depuis l’intervention de Laurent Alexandre en 2014, je suivais cette conférence via les replays, mais cette année j’ai sauté le pas du présentiel… et je n’ai pas été déçue de m’être levée à 5h du matin pour l’occasion.

Métro, sortie Bir-Hakeim, l’aventure commence par une balade sur les bords de Seine, je salue la Tour Eiffel et me voici devant le musée du Quai Branly. Je passe les portes, et là s’ouvre devant moi un véritable havre de paix végétal, une sensation de fraîcheur inouïe. Une très belle façon de nous donner envie de bifurquer pour prendre soin du vivant !

Nous entrons dans le musée, nous parcourons les lieux et je tombe nez à nez avec le shooting photo Born in… PPM. J’adore ce projet photographique de Mary-Lou Mauricio depuis le premier jour, quel bonheur de la voir ici !

Juste à côté, se tient une exposition éphémère dédiée aux limites planétaires avec notamment l’affiche de la Théorie du Donut de Kate Raworth, ainsi que la bibliothèque Octo, qui fait écho à la librairie indépendante installée non loin.

Nous nous installons dans l’amphithéâtre et la journée commence fort ! Une performance bouleversante « La tempête après le vent » du danseur chorégraphe Jean Boog – qui dénonce la pollution de nos écosystèmes -et que l’on retrouvera en conclusion de la journée auprès du conteur Patrick Djondo Pacham.


Introduction par Christian Fauré, curateur de l’USI

C. Fauré présente le thème de cette édition : L’entreprise à l’épreuve des limites du monde. «Quelles motivations pour une bifurcation des modèles d’affaires ?»

Le mot est lâché : bifurcation, ce sera le fil rouge de la journée. Or, travailler sur la bifurcation des modèles d’affaires nécessitera de travailler avant tout sur les transformations qui la composent.

Rappelant les travaux de Nicholas Geogescou Roegen, il nous propose de revisiter l’économie sous le signe de l’entropie et la thermodynamique basée sur les sciences modernes. Nicholas Geogescou Roegen est un mathématicien et économiste américain dont les travaux ont servi d’inspiration au mouvement de la décroissance : « Le processus économique n’est qu’une extension de l’évolution biologique et, par conséquent, les problèmes les plus importants de l’économie doivent être envisagés sous cet angle ».

Enfin, C Fauré met à l’honneur la néguentropie de Schrödinger : “la vie c’est la négation de l’entropie”. Pour résumer, si l’entropie d’un système mesure le degré de dispersion de l’énergie à l’intérieur d’un système et que, dans un système isolé, l’énergie a tendance à se disperser le plus possible, alors la néguentropie démontre qu’un système ouvert est organisé et favorise la force de cohésion.

« Nous sommes schizophréniques dans notre entreprise. Bifurquer, c’est nous faire du bien » . Au lieu de régénérer le week-end et le soir, il faut mettre son énergie à impulser ce changement de paradigme au sein de nos entreprises. 

Le vivant retient l’énergie, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le faire, et alors il meurt. Donc, le vivant produit de la néguentropie, qui est la capacité à différer la dispersion de l’énergie.

Bernard Stiegler

S’en est suivi un interlude intelligent et divertissant : l’entreprise fait son cinéma. Quels sont les récits qui nous sont racontés sur grand écran ? De l’entreprise violente à l’entreprise absurde, le collectif se révélerait dans les bifurcations heureuses, un retour à l’essentiel et à la simplicité.


Timothée PARRIQUE : vers une économie de la Post-croissance

Arrive ensuite Timothée Parrique sur scène pour nous parler de Décroissance – c’est cette intervention qui m’a motivée à prendre ma place je dois l’avouer, car j’ai dévoré son livre Ralentir ou Périr que je vous conseille vivement !

Selon lui, le Développement Durable aujourd’hui est un consensus mou qui en perdant son côté militant (qui se dit être contre le DD aujourd’hui ?) a perdu son pouvoir transformatif.  En 1972, est sorti le rapport Meadows (The Limits of Growth) qui énonçait pour la première fois la définition de la décroissance. On parlait alors d’économie post-capitaliste ou convivialiste. En 2002, le concept de Décroissance Conviviale a émergé.

Comment définir la décroissance ? Il s’agit d’une « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement dans un esprit de justice, et dans le souci du bien-être. »

Il évoque notamment la notion de l’économie de l’astronaute (vs l’économie du cow-boy) de Kenneth Boulding développée dans son article ‘Economics of the Coming Spaceship Earth’. Dans un environnement contraint où les ressources sont limitées comme une station spatiale, il faut faire preuve d’ingéniosité (#Juggad) et de sobriété pour survivre. On parle ici d’économie circulaire, tout devant être recyclé et la production minimale (il n’y a pas de poubelles dans l’espace et les matières premières sont rares).

« Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » 

Kenneth E. Boulding

Timothée Parrique énonce également le caractère religieux de la croissance, que l’on érigerait tel un totem (symbolique) de la modernité. Le décroissance apparaît alors comme un outil de “décroyance”.

Pour protéger son humanité et savoir raison garder, il faut selon lui toujours se poser cette question avant de créer un service ou un produit : est-ce que cela ne va pas marchandiser une relation sociale ? (ex : Airbnb qui a remplacé le couch surfing ou l’hébergement d’un·e ami·e). Il va même plus loin : « Si on voulait de la croissance, on pourrait marchandiser la parentalité. Mais on sent bien qu’éthiquement, ça pique ».

Cette mentalité acquisitive qui nous pousse à penser l’entrepreneuriat uniquement dans un but lucratif nous restreint dans notre créativité.

Un tableau qui met en exergue les différences analytiques entre #croissance et #décroissance

Il propose ensuite de « débunker » quelques objections – je vous partage celles qui m’ont interpellées : 

  1. La croissance verte est une meilleure alternative que la décroissance. L’avènement de la croissance verte est apparue comme la solution miracle dans les années 2000. Or, il n’y a pour le moment aucune preuve qu’un pays ait réussi à avoir simultanément une réduction de son empreinte écologique et une augmentation de son activité économique. La croissance verte est un fantasme.
  2. La décroissance met la pression sur les pays pauvres. Au contraire, les pays pauvres sont ceux qui consomment (et donc polluent) le moins et sont les plus impactés ! La décroissance c’est un rééquilibrage. Il va falloir réduire la consommation dans les parties du monde les plus riches et les plus polluantes qui peuvent se permettre de se réorganiser sans tomber dans la pauvreté.
  3. La décroissance serait contraire à la nature humaine : absolument pas, c’est une idéologie hégémonique !

T. Parrique nous a également proposé plusieurs lectures, voici celles qui ont attiré mon attention : 


Gilles Babinet : contre-culture numérique et contre-culture environnementale

Lors de cette intervention, un chiffre m’a interpellée : les prévisions à moyen terme annoncent qu’en 2025, il y aura 100 millions d’objets connectés – voire 300 millions ! Nous faisons face à une accélération de la loi de Moore.

Et le fait qu’il y ait un désalignement des potentiels technologiques et des choix politiques nous empêche de prendre des décisions éclairées et d’avoir une vision technologique pragmatique.

Heureusement, la deuxième vague de l’open-source arrive, elle est en passe de dominer les logiques économiques et mercantiles.

La technologie doit être la pierre angulaire d’une relation tripartite entre pouvoir public, pouvoir économique et société civile.


Isabelle Delannoy : l’économie symbiotique comme motivation pour une bifurcation ?

En 2017, est sorti le livre d’Isabelle Delannoy, L’Economie Symbiotique, que j’avais à l’époque adoré mais dont je peinais à voir son application en entreprise. Aujourd’hui, trouver un point d’équilibre entre l’intelligence collective, la biosphère et la technosphère m’apparaît comme une réalité possible.

Selon elle, l’humain doit être une espèce catalyseur : « Je vais vous proposer une économie qui se demande comment on contribue aux équilibres planétaires, et où l’humain devient un catalyseur.»

Pour qu’une économie soit régénérative, elle doit incarner une économie d’écosystèmes régie par 6 principes communs : 

  • Diversité & Intégrité
  • Territoire VIF (Valeurs, Intérêts, Flux)
  • Coopération libre et directe
  • Services rendus par les écosystèmes
  • Efficience
  • Équilibres planétaires

La différence entre Développement Durable et l’économie régénérative est centrale, il ne s’agit pas de trouver une sphère commune, mais bien d’allier technosphère, biosphère et sociosphère.

Pour appuyer son propos et prouver que cela fonctionne, Isabelle Delannoy cite de nombreux exemples qui démontrent que les modèles régénérateurs sont plus performants que les autres :


Vincent Bontems – Penser la “Right Tech” : de la science-fiction aux technologies d’avenir

Vincent Bontems est Philosophie des techniques, Ingénieur Chercheur au CEA, expert de Gilbert Simondon, et on lui doit même les entretiens avec Bernard Stiegler, parus en 2008 (Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir).

Voici sa définition de la Right Tech : « la bonne technologie, au bon endroit et qui fonctionne au bon rythme. »

Il cite également certains enseignements de Gilbert Simondon, philosophe (1924 – 1989) – tirés de l’Éthique des Techniques

  1. Ne pas juger les techniques sans les comprendre. Il préconise de réhabiliter la valeur technique des techniques et de sortir d’un rapport fondamentalement utilitaire de la technique (qui fonctionnerait comme par magie). La société est mal technicienne car elle juge la technologie à travers son utilitarisme, alors qu’il faut comprendre comment elle fonctionne, comprendre l’opération d’invention qui a donné naissance à l’objet technique.
  1. Prendre en compte dans quel milieu l’objet technique est inséré. L’objet technique peut d’ailleurs créer lui-même le milieu qui le rend possible, il entretient le milieu dans lequel il peut fonctionner. Il faut donc juger une technologie dans son contexte. Il cite l’exemple de la turbine de Guimbal.
  1. Dans une vision dynamique entre l’évolution de la machine et l’évolution de l’environnement, il faut un système de couplage local et avec le système global car les grandes échelles sont déstabilisées par nos échelles locales.
  1. Principe de moindre puissance : tout ce qui peut être diminué (ou arrêté) doit l’être mais pas tous les progrès technologiques (haute puissance).
  1. Il faut différencier le progrès d’une fuite en avant. Une réorganisation complexe nécessite une adaptation et une désadaptation. Comment redéfinir le progrès indépendamment de la croissance ? Les technologies d’avenir peuvent provenir du passé, du présent (maintenance, soutenables, pérennes) et de l’avenir – mais PAS que de l’avenir.

Simondon prônait en fait un véritable humanisme technologique.

Selon Vincent Bontems, il faut prendre en compte une dimension de mise en réserve : diminuer, arrêter les technologies zombies (économiquement viables mais déraisonnables du point de vue des conditions de survie sur terre). Le défi est de passer de l’économie du désir à l’économie rationnelle. 

Il appelle aussi à plus de sagesse dans notre rapport à la technologie : quand on vieillit, on fait mieux, car on fait moins (sobriété).

Il développe plusieurs pistes concrètes de sobriété : 

  • Triple comptabilité : financière, humaine et écologique (dette)
  • La Tertiarisation de l’économie : vendre les usages (réparation, maintenance, recyclage) pas les produits
  • Pour fonctionner, ce doit être local, durable et soutenable
  • Processus cyberdémocratique

Les Right Tech ouvrent, in fine, la voie à de nouveaux modèles d’affaires basés sur le recyclage, la durée de vie, la maintenance et la fin de l’obsolescence programmée. Une société électrique fournit un éclairage plutôt que des ampoules, une société de literie un « bon couchage » plutôt qu’un lit. Darty réalise ainsi une part croissante de son chiffre d’affaires sur la maintenance et non la vente d’appareils. La Right Tech interroge aussi la possibilité de diminuer la pub, la pollution mercatique et l’incitation à l’achat.


Delphine Gibassier – Compter l’impossible et piloter l’impensable transformation des organisations : la comptabilité multi-capitaux, une utopie ?

Delphine Gibassier est fondatrice de la société Vert de Gris, titulaire de la chaire Performance Globale Multi Capitaux à Audencia et experte reconnue sur les questions de comptabilité et contrôle de l’extra-financier. Une chercheuse en compatibilité.

Elle nous a proposé diverses pistes pour faire évoluer la comptabilité, enjeu actuel majeur car en construisant la réalité, la comptabilité construit la réalité ! Elle délimite le terrain de jeu et fixe les règles du jeu, nous devons donc la transformer si nous voulons rendre tangible et possible la bifurcation des modèles d’affaire. La comptabilité financière doit s’adapter et intégrer les enjeux sociaux et environnementaux.

« Les comptes de la biodiversité ont un rôle actif à jouer pour rendre la conservation de la biodiversité pensable et possible.»

Exemple : SeaBOS, une organisation qui a une comptabilité éco-centrée.


Dominique Buinier – Notre vécu personnel peut-il être un terreau fertile pour les bifurcations des modèles d’affaires ?

Dominique Buinier, COO et CSO Octo Technology, nous a partagé son épiphanie sur la régénération : comment ce combat lui est apparu comme une évidence et comment au lieu de démissionner pour aller faire de la permaculture, elle a décidé de s’atteler à une lourde tâche : changer en profondeur le modèle d’affaires d’Octo !

Même si les mentalités changent, elle doit encore faire face à quelques réticences et difficulté d’adhésion de la part des collaborateurs et collaboratrices et continue chaque jour à sensibiliser, convaincre et rendre visible les nouveaux récits possibles.

En conclusion, ne doutez jamais de votre capacité à faire bifurquer les modèles d’affaires de votre entreprise !


Cyril Dion – “D’un monde à l’autre” – nouveaux récits pour nouveaux modèles de société

Pour Cyril Dion, réalisateur, écrivain et poète, nous avons cruellement besoin de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires optimistes qui mettent en avant des initiatives collectives innovantes et souhaitables. Ces imaginaires pourrons nous donner l’énergie et l’envie de construire cette ère de la post-croissance.

Selon lui, pour que les choses basculent, il faut 3 choses :

  • L’émergence de nouveau récits 
  • De nouveaux rapports de force
  • Des circonstances historiques 

C’est pour cela, qu’il a récemment lancé le collectif C.U.T (Cinéma Unique pour la Transition) dont “l’objectif est de réfléchir aux transformations possibles et nécessaires du monde du cinéma vers un modèle plus soutenable”. 

Nous avons besoin d’un nouveau soft power. Au même titre que l’American Dream à la sortie de la guerre a inondé nos écrans d’un nouvel idéal, ou que le soft power chinois inonde depuis quelques années les jeux vidéos, le soft power régénératif doit être partout pour donner envie d’un nouveau monde ! 

L’exemple de la permaculture comme symbiose entre l’intelligence de l’homme et les capacités des écosystèmes naturels

Pour embarquer tout le monde et collectivement réfléchir à des alternatives souhaitables, la démocratie ouverte ou participative (open democracy) est un levier formidable.

Cyril Dion prend l’exemple de la Convention Citoyenne pour le Climat en France ou du cadre de la légalisation du mariage pour tous en Irlande. Souvent, les citoyens et citoyennes vont plus loin que les politiques dans leurs propositions si l’on suit un véritable processus démocratique

  • tirage au sort des personnes représentatives de la population (échantillon représentatif) qui participeront au débat
  • organiser des débats éclairés avec des interventions d’expert·es
  • voter 
  • communiquer

Nous avons besoin de construire un récit pour embarquer les gens vers un nouveau monde. Et pour cela, il faut un leadership fort, et une vision pour convaincre et donner envie. 


Conclusion

La bifurcation ne pourra se faire sans l’implication des entreprises qui doivent adopter la régénération. Il ne suffira plus d’être soutenable, il faudra contribuer à la refondation du vivant. Il est urgent d’agir, c’est le kairos, le moment où jamais.

Nous devons bifurquer et revoir nos priorités pour régénérer !

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