Comme un lundi : ce que les neurosciences nous apprennent sur le monde du travail

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Quel rapport entre les neurosciences et le monde du travail ? Les neurosciences étudient le fonctionnement du cerveau et ses processus, qui influent sur la façon dont nous percevons notre travail, apprenons de nouvelles compétences ou prenons des décisions. Dr. Albert Moukheiber, chercheur en Neurosciences et psychologue clinicien, anime un podcast « Votre Cerveau » sur France Culture et intervient régulièrement pour le média consacré au travail « Welcome to the Jungle », ainsi que pour de nombreux sites d’actualité et d’information.

Dans le cadre du cycle « Au boulot !? », Imagine LA, lieu d’expression de l’intelligence collective, a convié Albert Moukheiber pour une conférence qui a abordé les thèmes suivants : 

  • La méritocratie : quête de sens, transfuge de classe, rejet de la méritocratie et des codes de l’entreprise… Le monde du travail est-il à l’aube d’un grand bouleversement ?
  • La gestion de l’espace et du temps : flex office, télétravail, semaine de 4 jours, vacances à volonté… comment les rythmes et les lieux influencent notre bien-être et notre productivité ?
  • Le hasard et la chance : peut-on vraiment attribuer sa carrière à ses efforts et son mérite ? Ou toute notre vie professionnelle ne serait qu’une somme de hasards ?

Introduction sur les rythmes et les modalités de travail

La marchandisation du temps est un concept nouveau qui est né avec la révolution industrielle, et avec lui la notion d’emploi et de normes sociales.

Chiasma, collectif dont fait partie Albert M., a développé un protocole sur la semaine de 4 jours pour Welcome to the Jungle (pour en savoir plus, le livre blanc sur le sujet est disponible ici).

Ils ont travaillé sur des indicateurs qualitatifs et quantitatifs mesurés toutes les 3 semaines sur 3 mois (démarche scientifique). Résultats plutôt positifs sur la résistance au stress des collaborateurs et collaboratrices et notamment sur le locus de contrôle.

Locus de contrôle ?

En psychologie sociale, le locus de contrôle est un concept qui décrit le fait que les individus diffèrent dans leurs appréciations et leurs croyances sur ce qui détermine leur réussite dans une activité particulière, ce qui leur arrive dans un contexte donné ou, plus généralement, ce qui influence le cours de leur vie.

Le lieu de maîtrise se définit plus précisément comme « la tendance que les individus ont à considérer que les événements qui les affectent sont le résultat de leurs actions ou, au contraire, qu’ils sont le fait de facteurs externes sur lesquels ils n’ont que peu d’influence, par exemple la chance, le hasard, les autres, les institutions ou l’État ».

Locus interne : ce qui vient de soi, ce que l’on peut contrôler (maîtrise de soi)

Locus externe : ce qui vient de l’extérieur, que l’on subit (hasard, chance, fatalité, environnement…)

C’est un indicateur d’hygiène mentale sur le long-terme.

Sur cette étude, le locus de contrôle interne était supérieur (meilleure résistance au stress, sensation de maîtriser notre performance) ainsi que le locus de contrôle externe (hors facteur hasard).

En résumé : l’étude menée sur la semaine de 4 jours a montré un impact positif sur la résistance au stress des collaborateurs et collaboratrices, et un sentiment plus fort de contrôle sur leur existence.

Nouvelles formes de travail : Télétravail, Flex Office, Remote

Dans cette partie, Albert Moukheiber fait la différence entre le télétravail choisi (qui augmente le locus de contrôle interne) et le télétravail subi (qui lui augmente le locus de contrôle externe).

Il souligne également l’importance de l’attention conjointe pour développer les relations sociales, qui est mise à mal par les échanges en visio. Je vous propose ici un paragraphe issu d’un article du Cairn sur le sujet :

Pour qu’il y ait attention conjointe, il faut une référence spatiale autocentrée nécessaire : une personne, sujet agissant et raisonnant. Elle entre en contact visuel avec une autre personne (intersubjectivité primaire) puis oriente son regard vers un élément d’intérêt commun (personne, objet, événement). L’attention conjointe est un concept développé par Scaife et Bruner (1975) pour parler de référentiel lors de communication préverbale, c’est-à-dire partager un même espace d’intérêt. C’est un acte perceptif (voir ensemble) qui implique un acte cognitif (savoir ensemble). Concrètement, il faut que deux personnes se regardent mutuellement puis que l’un des protagonistes glisse son regard vers un objet d’intérêt et que le second protagoniste suive ce glissement jusqu’à l’objet pour l’observer à son tour. L’attention conjointe est le précurseur du pointage, de l’intentionnalité, du langage. C’est l’interaction clef de voûte du développement social (Mundy & Newell, 2007).”

On comprend donc aisément qu’il soit difficile pour des nouveaux collaborateurs de créer des relations avec ses collègues lorsque celui-ci est en télétravail. De plus, l’absence de non-verbal à travers les visio-conférences augmente l’ambiguïté. 

En résumé : Il faut faire la différence entre le télétravail choisi et le télétravail subi. Attention à la difficulté de créer du lien pour les nouveaux collaborateurs et collaboratrices.

Perspectives : le récit méritocratique

Depuis plusieurs décennies, c’est ce schéma là qui nous est raconté : 

Mais la réalité sociale est toute autre : 

Notion de Cognition Incarnée : Cerveau / Corps / Environnement

Voici une définition de la cognition incarnée du Cairn : 

La cognition incarnée considère que la représentation d’un concept, et plus généralement d’une connaissance, nécessite la réactivation des patterns d’activation cérébrale sensorimoteurs qui ont été activés lors de l’expérience réelle de ce à quoi renvoie cette connaissance. Par exemple, lorsqu’une personne pense à un objet tel qu’une banane, les patterns d’activations cérébrales dans les aires sensorimotrices qui ont été formés au cours des précédentes expériences réelles d’une banane sont réactivés. Cette réactivation des traces mnésiques peut être vue comme une simulation sensorimotrice, dans le sens où lorsqu’on est confronté au concept de banane, le système visuel « simule » l’apparence d’une banane, le système moteur « simule » l’acte de prendre, d’éplucher et de porter à la bouche une banane, et les systèmes gustatifs et olfactifs « simulent » le goût et l’odeur d’une banane (Pecher, Boot, & Van Dantzig, 2011). Cette vision incarnée des connaissances suppose que la mémoire d’une connaissance est distribuée sur les systèmes sensorimoteurs, et qu’elle partage donc des ressources de traitement avec ces systèmes. De cette façon, lorsqu’une connaissance est récupérée en mémoire, cela provoque une stimulation sensorimotrice de son contenu. C’est cet ancrage sensorimoteur des connaissances qui permettrait ainsi d’ancrer nos connaissances dans le monde.”

En résumé : on comprend donc que l’environnement et l’expérience dès le plus jeune âge ont un rôle très important dans la compréhension du monde et l’acquisition des connaissances et des compétences.

Le Biais du Survivant ( “Counts the hits not the messes”)

Définition de wikipedia : 

“Le biais des survivants est une forme de biais de sélection consistant à surévaluer les chances de succès d’une initiative en concentrant l’attention sur les sujets ayant réussi mais qui sont des exceptions statistiques (des « survivants ») plutôt que des cas représentatifs.”

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le statisticien Abraham Wald a pris en compte le biais des survivants dans ses calculs afin d’évaluer comment minimiser la perte de bombardiers sous le feu ennemi. En étudiant les dommages causés à des aéronefs revenus de mission, l’étude a recommandé de blinder les endroits des appareils qui présentaient le moins de dommages. En effet, Wald a constaté que les études précédentes ne tenaient compte que des aéronefs qui avaient « survécu » à leur mission, sans tenir compte de ceux qui avaient disparu. Ainsi, les endroits endommagés des aéronefs revenus représentent les endroits où ces derniers peuvent encaisser des dommages et réussir à rentrer à la base. La conclusion de Wald est que lorsqu’un aéronef est endommagé à un autre endroit, il ne revient pas de sa mission. En conséquence, ce sont ces endroits – ceux non endommagés chez les « survivants » – qui devraient être renforcés, et non les endroits endommagés.

Les endroits endommagés des avions revenus du front montrent les endroits où ils peuvent être endommagés et espérer revenir à la base. Les avions endommagés aux autres endroits ne reviennent pas.

Selon Albert Moukheiber, le biais du survivant aide à renforcer le danger systémique du récit méritocratique.

Il soulève également le danger des injonctions paradoxales au sein des entreprises (et de la société en général). Encore un article intéressant du Cairn à ce sujet ici, dont voici un extrait :

L’un des premiers paradoxes de notre société, visible au quotidien, interroge son orientation à long terme. En effet, depuis quelques années déjà, cohabitent l’essence d’un monde capitaliste et la quête du « bien vivre au travail » pour ne pas dire « bien-être au travail ». On ne compte plus, dans le secteur privé ou le secteur public, la conclusion d’accords, de conventions, ou de contrats impliquant les conditions de travail. Ceci allant de pair avec le développement d’organismes spécialisés, traitant de l’amélioration de la vie professionnelle (et personnelle) des travailleurs. Des thèmes à la mode aujourd’hui, tels que les risques psychosociaux, les troubles musculo-squelettiques, le stress, le harcèlement, ou encore le burn-out, font l’objet d’une attention croissante et désormais, d’une prise en considération à l’échelle nationale, par leur intégration dans des programmes de recherche, ou encore par le législateur. 

Or, en parallèle, la tendance actuelle en France, sous l’effet de contraintes économiques extérieures, et d’une concurrence toujours plus féroce depuis les débuts de la mondialisation et de la globalisation, est à la recherche de performance, d’efficience, et de rentabilité au moindre coût. Ceci est d’autant plus vrai dans un contexte actuel de crise économique. Les lendemains qui chantent sont loin, et l’on ne peut plus dichotomiser le privé et le public comme auparavant. La réalité a rattrapé le public et le secteur de la santé n’y a pas échappé. Ainsi, les établissements publics de santé, hôpitaux en première ligne, subissent de plein fouet, et d’une façon peut-être plus brutale car plus rapide et radicale, les conséquences de ces évolutions. Voici dès lors une injonction paradoxale forte, ou tout du moins une problématique éthique et culturelle.”

En résumé : entre bien-être au travail et recherche de performance/rentabilité, les injonctions paradoxales aboutissent à un délitement de la confiance au sein des entreprises et de la société (le cerveau compare toujours et déteste les injustices !).

Sur le Sens : maternalisme et paternalisme en entreprise

Albert Moukheiber nous met en garde contre cette vague de développement personnel en entreprise (cf. Happiness Management)

Il pose la question suivante : “Est-ce la responsabilité de l’entreprise de s’occuper de moi ?

Plusieurs entreprises lui demandent régulièrement de faire partie d’une plateforme de thérapeutes qu’elles mettent à disposition gratuitement auprès de leurs salarié·es (10 séances offertes par l’entreprise). Il répond toujours NON. 

Pourquoi ?

  1. Il parle de l’effet COBRA – Définition wikipedia : “L’effet cobra est un phénomène non désiré qui se produit lorsqu’une tentative de résolution d’un problème quelconque a pour effet pervers une aggravation du problème originel. Le terme est notamment utilisé pour illustrer les causes d’une stimulation incorrecte de l’économie, l’écologie et de la politique.” Je vous invite à aller voir la page wikipedia qui raconte l’anecdote dont est issue ce concept et qui vaut le détour !
  2. Ce type de plateforme infantilise et réduit le locus de contrôle interne des salarié·es.
  3. Problème de confidentialité ! L’entreprise sait combien de fois l’employé y a recours (si on prend 10 séances, peut-être existe-t-il un problème profond incompatible avec son travail ?)
  4. Que se passe-t-il quand l’employé·e quitte son travail ?
  5. Cela met en place un contrat implicite pervers : on n’a plus le droit d’aller mal, car l’entreprise met en place tout ce qu’il faut pour qu’on aille mieux

Il évoque ici à nouveau le danger des injonctions paradoxales. Selon lui, il faut plutôt : 

  1. Former et informer les employé·es sur la conscience de soi, sur la capacité à mieux comprendre leur cerveau
  2. Leur fournir une enveloppe financière pour les accompagner dans cette démarche, qu’ils ou elles pourront utiliser comme ils ou elles le souhaitent, en fonction de leurs besoins (thérapie, méditation, yoga, sport, lecture….). L’objectif est de donner plus de locus de contrôle interne aux salarié·es
  3. Lutter contre l’incohérence systémique qui démotive (notre cerveau fonctionne de manière comparative) en travaillant sur les inégalités salariales ou de traitement !

Notre cerveau fonctionne ainsi : 

Pour développer l’engagement des salarié·es, il faut agir sur 2 axes : 

  • Augmenter le locus de contrôle
  • Augmenter les salaires et/ou diminuer les horaires de travail

Source : The five keys to a successful Google team, re:Work

Albert Moukheiber cite les travaux de recherche de Eliezer Yudkowsky (blogueur et écrivain américain, créateur et promoteur du concept d’intelligence artificielle « amicale »).

Il a soulevé 3 dynamiques systémiques mauvaises

1-Les personnes qui décident n’ont pas de “skin in the game” (selon l’expression et le titre du livre de Nassim Nicholas Taleb) qui signifie “jouer sa peau”. Taleb développe dans ce livre que “jouer sa peau” (prendre un maximum de risque et non chercher à le minimiser) dans le jeu de la vie quotidienne est une attitude nécessaire pour plus d’équité, d’efficacité commerciale, dans la gestion des risques et d’une manière générale, pour comprendre et envisager le monde. Si un acteur économique reçoit des récompenses en vertu d’une politique qui promeut ou soutient sans accepter aucun des risques que cette action induit, les économistes considèrent qu’il s’agit d’un problème d ‘« incitations manquantes ». En revanche, pour Taleb, le problème est plus fondamentalement celui de l’asymétrie : d’un côté, un acteur économique obtient les récompenses, de l’autre, certains restent aux prises avec les risques.

Taleb affirme que « pour la justice sociale, privilégiez la symétrie et le partage des risques, vous ne pouvez pas faire de profits et transférer les risques aux autres, comme le font les banquiers et les grandes entreprises. Inciter les acteurs à jouer leur peau corrige mieux cette asymétrie que des milliers de lois et règlements. ». Il est fondamental d’être impacté par les décisions que l’on prend, car elles impactent les autres.

2-Des informations asymétriques (cf. ci-dessus)

3-Des systèmes qui sont dysfonctionnels de manière à ce qu’aucune entité seule ne puisse apporter une solution, même si, en principe, une action coordonnée aide à trouver la solution.

Application chez Devoteam Revolve

Pour conclure, nous allons travailler sur les trois axes ci-dessous au sein de Devoteam Revolve pour améliorer notre rapport au travail : 

  • L’agentivité : “En sciences sociales et en philosophie, l’agentivité, adaptation de l’anglais « agency », est la faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. En sociologie, l’agentivité est la capacité d’agir, par opposition à ce qu’impose la structure.” (wikipedia) ;
  • La cohérence systémique : mettre en cohérence la vision stratégique, la structure organisationnelle, les compétences requises et la culture d’entreprise ;
  • Les boucles de rétrocontrôle : chaque personne doit comprendre que le cours des événements dépend de son action initiale, ce qui en permet la régulation (notion de feedback).

Comment ?

  • En développant la culture entrepreneuriale au sein de Devoteam Revolve via notamment notre centre de recherche Gravity qui permet à chacun et chacune de s’investir et développer de nouveaux produits, concepts ou processus.
  • En continuant à mettre en place des rituels qui permettent de mieux adapter l’organisation à ses membres (questionnaire Revolve Maturity, Ask Me Anything, Onboarding…)
  • En formant et en sensibilisant les collaborateurs et collaboratrices à la culture du feedback et à la conscience de soi, notamment via des conférences, formations et partenariats avec des artistes et athlètes comme Rénelle Lamotte

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